Après trois semaines de vacances bien méritées, Matthieu Androdias a profité d’une « balade poussette » avec son fils pour répondre aux questions de SPORTMAG. Et contrairement à ce que peut laisser croire le nouveau titre mondial décroché avec Hugo Boucheron (en deux de couple), l’après-Jeux n’a pas été un long fleuve tranquille, et le bateau a parfois navigué en eaux troubles.
Quelle saveur a ce nouveau titre de champion du monde, décroché un an après le titre olympique de Tokyo ? Vous devenez des habitués…
Oui, mais l’histoire ne se ressemble pas, donc à chaque fois, ce sont des médailles qui ont un vécu nouveau, une expérience nouvelle, des difficultés nouvelles. Et donc une saveur qui est renouvelée, parce que ce sont des défis qui ne se ressemblent pas. On n’est pas du tout blasé, loin de là ! Mais c’est vrai que cette médaille vient récompenser le bon boulot qu’on fait depuis deux ou trois ans avec Hugo [Boucheron], et ça récompense aussi tout le staff qu’il y a derrière nous. C’est super pour toute l’équipe. Puis, ça vient aussi contrebalancer une saison qui a été un peu rude pour tout le monde après Tokyo. C’est ce qui donne toute la saveur à ce titre, parce que franchement, même un mois avant les Mondiaux, pour nous, cette médaille était encore très, très loin. Vraiment, on ne savait pas du tout dans quoi on s’engageait, mais ça s’est plutôt bien passé, et ça nous met sur de bons rails pour les deux ans à venir.
« On se retrouve chez soi, sans but, sans envie, sans aucune vision d’avenir »
Comment ce titre olympique acquis de haute lutte à Tokyo a-t-il été digéré ? Que s’est-il passé depuis ?
On a connu des difficultés avec Hugo, mais je vais surtout parler de moi. C’est vrai que Hugo a aussi connu son épisode de dépression après Tokyo. Dans mon cas, quand on m’en parle, on me dit : « Ah oui, l’aspect médiatique, de passer de l’ombre à la lumière puis revenir dans l’anonymat… » En fait, pour moi, ça n’a absolument rien à voir avec ça, parce qu’on y est habitué. Ce n’est pas quelque chose qui m’a perturbé. En revanche, je pense que ça a tout à voir avec la notion d’engagement. Quand on s’engage, qu’on s’entraîne trois fois par jour du lundi au dimanche pendant des années et des années avec un rêve en tête, c’est quelque chose qui nous tient, avec tout un tas de difficultés sur notre parcours. C’est un parcours de sportif de haut niveau classique.
Quand, du jour au lendemain, on atteint ce rêve qui nous a portés pendant des années, c’est un moment fabuleux, complètement euphorique, un truc vraiment énorme sur le plan émotionnel. En revanche, ce n’est pas neutre, parce qu’il y a toute notre structure, la façon dont on s’est construit pour cet objectif-là, qui n’a plus de fonction. Tout ce qu’on faisait au quotidien était tourné vers ça, et l’objectif est atteint. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre en disant ça, mais tout l’édifice qui tient en coulisse, c’est un programme qui n’a plus d’utilité. C’est coché, la case est cochée. On se retrouve du jour au lendemain chez soi, sans but, sans envie, sans aucune vision d’avenir. Là, tout de suite, on nous parle de 2024, de la saison à venir, et ça sonne creux pour nous. Il a fallu de longs mois pour reconstruire un nouvel objectif, un nouveau projet. Et finalement, ce n’est absolument pas la continuité de Tokyo. C’est un nouveau projet avec un nouvel objectif et un nouveau rêve qu’il faut créer, pour avoir du carburant.
Du coup, comment est-ce qu’on repart ? Est-ce qu’on essaye de copier ce qui a marché ? Est-ce qu’on change complètement ?
On a décidé de ne pas tout renouveler. Je pense qu’il ne faut pas révolutionner la recette parce qu’il y a plein de choses qui fonctionnent bien. Sur le plan sportif, il y a beaucoup de choses vont être calquées, même si ce serait une erreur de se dire aujourd’hui qu’on a le niveau pour être champion olympique et champion du monde deux années d’affilée, qu’on a compris comment il fallait faire et que la recette est acquise, et qu’il suffit de répéter ça. Je pense que ce serait la meilleure façon de se vautrer, parce que la concurrence va progresser pendant deux années de manière très forte, on le sait, c’est à chaque fois la même chose. Il faut faire, je le répète un peu à chaque fois, comme si on n’avait pas gagné. Il ne faut jamais se contenter de ce qu’on a, continuer à aller chercher des marges de progression, continuer à explorer, à gratter pour aller chercher des petits dixièmes supplémentaires qui nous permettront de garder l’avantage. En tout cas, si on stagne, on va se faire dépasser, parce que les autres ne vont pas nous attendre. Ça, c’est sur le plan purement sportif. Ensuite, sur le plan personnel, il faut trouver de nouvelles motivations, de nouveaux carburants, parce que ceux qu’on a utilisé pour Tokyo, on a épuisé le réservoir. Quand je suis revenu à l’entraînement et que j’appuyais sur les mêmes boutons, que j’activais les mêmes leviers de motivation, ça ne marchait plus. C’était très, très perturbant. A ce moment-là, je me suis dit : « Bon, en fait j’ai eu ce que je voulais, je courais après depuis dix ou quinze ans, c’est fini. C’est fini, j’arrête ma carrière, et on pourra dire que la fin est heureuse, et que tout va bien. » Je n’avais plus de carburant.
« Je ne savais pas du tout si j’étais prêt à repartir »
Vous avez pensé à arrêter ?
Oui, je ne savais pas du tout si j’étais prêt à repartir. Il a vraiment fallu du temps pour trouver de nouvelles motivations.
Et ce nouveau carburant, c’est quoi ? Est-ce qu’il est définissable ?
C’est encore en recherche, je ne vous le cache pas. Maintenant, moi, j’ai déjà trouvé le carburant pour revenir à l’entraînement, reprendre le goût de l’effort, arriver de nouveau à se faire mal. Parce que notre quotidien, c’est ça. J’ai remis au centre de mon programme quelque chose que je m’autorisais très peu avant, le plaisir. Le plaisir d’être là, de faire ce qu’on aime, de se dépasser au quotidien, d’apprendre à se connaître encore au bout de quinze ans de pratique. Ce sont des petites choses comme ça qui faisaient que je m’entraînais le lundi, puis j’arrivais à passer au mardi, puis au mercredi. C’était un peu au jour le jour, et au début, je ne voulais pas du tout entendre parler d’objectifs à long terme, de Paris 2024, des championnats du monde. C’était trop loin pour la notion de plaisir, qui se vit dans l’instant. Aujourd’hui, j’arrive mieux à entrevoir la suite, même si je sais qu’il faut que je mette beaucoup plus de sens dans cet objectif ultime des Jeux olympiques de Paris, parce que sinon, il restera un peu terne, et cela ne sera pas suffisant.
« Se dire que les Jeux sont à Paris ne sera pas une motivation suffisante »
Juste le fait de se dire que ce sera à la maison, ça ne suffit pas…
Non, on s’en fout… Enfin, ce n’est pas vrai, on ne s’en fout pas. En revanche, quand on monte au départ d’une course importante, d’une demi-finale, d’une finale olympique, le lieu ne compte plus parce qu’on est toujours dans la même situation. On est sur un champ de course qui fait deux kilomètres, les bouées sont espacées de la même manière, au centimètre près, comme à Tokyo. Finalement, on nous met partout dans le monde, les conditions ne changent pas. Et donc, quand on s’apprête à faire une course, le cadre s’efface. On est avec nous-mêmes, on pense à notre effort. Donc non, se dire que les Jeux sont à la maison, ça ne sera vraiment pas suffisant.
Quand vous évoquez la notion de plaisir, peut-être que le fait d’avoir ses proches près de soi aux Jeux olympiques de Paris, contrairement à Tokyo, peut jouer un peu dans l’envie d’aller jusque-là…
Complètement. J’ai eu un petit garçon en février, et me dire que j’aurai peut-être mon fils, avec la famille, sur le bord du bassin, c’est quelque chose. Penser aux « Allez papa ! » qu’il pourra dire… C’est tout bête, mais c’est quand même très, très puissant.
« Penser aux « Allez papa ! » de mon fils »
Tout à l’heure, vous parliez de la concurrence. Est-ce que vous sentez que depuis le titre olympique, le regard des autres a changé ?
Il y a surtout le regard qu’on a de nous-mêmes, et celui-là, je n’ai pas envie qu’il change. C’est une posture personnelle parce que finalement, ça a quand même beaucoup changé dans les mois qui ont suivi, car j’ai eu l’impression que c’était vraiment une grande étape de vie. Je pense qu’on peut ressentir ça dans d’autres projets, quand on mène sur le plan professionnel, quel que soit le domaine, un projet sur des années, qui nous tient, qui nous fait vibrer le jour et la nuit. Quand c’est terminé, il y a forcément un chapitre qui se clôt. Et moi, j’ai vraiment ressenti ça.
Comme la dernière page d’un livre…
Oui, il a vraiment fallu faire le deuil. Faire le deuil de Tokyo, de la médaille, et laisser les choses là-bas. Je pense que construire le projet Paris à partir du projet Tokyo, ça n’aurait pas tenu, ça n’aurait pas fonctionné pour moi.
« Il a vraiment fallu faire le deuil de Tokyo »
Parlons un peu de la suite. Après le titre mondial, vous avez eu droit à un peu de repos ?
Nous, on a eu trois semaines off. On a repris lundi 17 octobre. Pendant ces trois semaines, j’ai complètement déconnecté, donc on n’a pas eu de débriefing des Mondiaux tout de suite. Je ne sais pas encore trop comment la saison va se profiler, même si évidemment, le point de mire, c’est la qualification olympique, lors des Mondiaux 2023 à Belgrade [Serbie], début septembre [du 3 au 10 septembre]. C’est un très gros point de passage, et je pense – j’en rajoute une couche – que ce serait une erreur de se dire : « On est champion du monde en titre, la qualif’, ce n’est pas un problème, c’est loin derrière nous. » Non, les championnats du monde qui sont qualificatifs pour les Jeux, à chaque fois, c’est vraiment une boucherie. Dès le début des Mondiaux, il y a des courses d’une intensité qu’on n’a jamais vue, et à chaque fois, on est surpris de ça. Il va donc falloir être très, très mobilisé, et ne pas y aller du tout la fleur au fusil. Il va falloir mettre énormément d’intensité dans ces Mondiaux, mais on n’y est pas encore. Il y aura tout un tas d’étapes intermédiaires.
Comme les Jeux sont à domicile, il n’y a pas de bateaux directement qualifiés pour les Jeux ?
Je pensais que si, et je pense qu’à une époque, ça devait être le cas pour certaines catégories de bateaux [seuls un rameur et une rameuse ont une place assurée pour le pays organisateur, en skiff]. C’est peut-être le cas dans d’autres disciplines, mais en aviron, ça n’existe pas. Il va falloir aller chercher son billet comme tout le monde.
« L’hiver, c’est là où tout le boulot se fait »
Pas de bateaux qualifiés à domicile, pas de qualification d’office pour les champions olympiques, il faut vraiment refaire tout le boulot…
Clairement ! (Rires) Rien n’est donné ! Il faut tout aller chercher. On en est loin pour l’instant et je ne suis pas inquiet, mais sur un mauvais week-end avec une telle densité, ça peut vite mal tourner. Il faudra préparer les Mondiaux avec beaucoup de sérieux et ne pas penser que le résultat est acquis.
En cette fin de saison, avec l’hiver qui arrive, vous continuez à être sur l’eau ? C’est là que débute la préparation pour la saison suivante ?
L’hiver, pour nous, c’est la grosse période de fond. Les médailles qu’on va chercher l’été, on peut uniquement les décrocher parce qu’on a fait un gros hiver. C’est vraiment la période où on fait beaucoup de fond, beaucoup de volume, beaucoup d’entraînements, et quelle que soit la météo, sauf quand les températures passent en négatif, on monte sur l’eau à chaque fois, au moins une fois par jour. On garde donc une grosse base de spécifique en bateau, et après, il y a beaucoup de musculation, beaucoup d’aviron indoor, on essaye de varier un peu pour ne pas se lasser. L’hiver, c’est là où tout le boulot se fait.