Argeline Tan-Bouquet : « L’aventure de ma vie »

FIS Telemark

La skieuse de télémark haut-savoyarde a vécu une fin de saison contrastée : victorieuse d’une étape de Coupe du monde le 19 mars, elle s’est rompue quelques jours plus tard les ligaments croisés du genou aux Mondiaux. Une blessure qui l’incite à poursuivre sa carrière au moins un an de plus alors qu’elle avait décidé d’arrêter ! Elle nous raconte.

Première question traditionnelle après une telle blessure, comment allez-vous ?
Ce n’est pas la grande forme, j’ai un genou qui ressemble plus à une patate qu’à autre chose. Mais bon, c’est normal, je me suis fait opérer il y a 2 jours (NDLR : à Lyon, mercredi dernier). Ce qui est sûr, c’est que le moral va bien. Je suis chez moi à Annecy, où j’habite depuis plusieurs années. On fait construire avec mon compagnon à l’extérieur de la ville, dans le pourtour annécien. On doit emménager dans un mois ! J’espère que je pourrai lâcher un peu les béquilles pour préparer les cartons et puis, pour le déménagement, je vais faire venir des copains et je donnerai des ordres (rires).

Vous qui connaissez bien la rééducation, vous allez pouvoir tester sur vous ?
En tant que kiné, je sais effectivement à quoi m’attendre. Je devais d’ailleurs commencer un nouveau poste dans 2-3 semaines, c’est reporté. Pendant quelque temps, c’est moi qui serai dans la peau du patient. Ça va me faire une expérience différente !

Vous vous souvenez comment vous vous êtes blessée ?
Cela s’est passé la semaine dernière lors des Mondiaux en Allemagne, le dernier rendez-vous de la saison. J’ai fini 5e de la première épreuve, la classic, bien déçue. Mais dans la foulée, Elie Nabot a gagné chez les garçons, devenant le premier Français à remporter le titre aux Mondiaux. C’est beau et cela m’a bien aidée à digérer cette déception. Le lendemain, durant l’épreuve du sprint, lors du saut, j’ai sauté plus loin et plus haut, j’ai essayé de me rattraper à la porte suivante, le ski a mordu la neige, ça a provoqué un méga impact et j’ai senti une grosse douleur dans le genou en tombant. Mais j’ai pu marcher et j’ai eu l’impression que ça allait, je me suis même dit, dans l’euphorie, que je pourrais courir le lendemain avec un strap. Mais en fait, j’étais un peu optimiste et je n’avais pas encore pris conscience de la gravité de la blessure.

Pourtant, cinq jours plus tôt, vous êtes passée par un tout autre sentiment.
Oui, j’ai gagné la dernière épreuve de Coupe du monde, cela se passait en Allemagne. En plus, l’ensemble de la journée a été extra, j’ai renoué avec les sensations de survoler une course, ce que je n’avais pas encore ressenti cette année. On s’est retrouvé à deux 2 ex aequo sur la première marche du podium avec la Norvégienne Goril Strom. C’est un truc qui n’arrive jamais, c’était incroyable, on a partagé vraiment beaucoup d’émotions toutes les deux. Cette journée incroyable m’a procuré plein de bonnes énergies et c’est pourquoi j’y croyais dur comme fer pour les Mondiaux : j’ai réalisé le meilleur temps intermédiaire sur le haut de la piste avant de chuter. C’est comme ça, j’ai dû stopper net ce rendez-vous alors qu’il restait le parallèle et le team event, une discipline que j’adore skier, et qui n’est proposé que lors des Mondiaux, c’est-à-dire tous les deux ans. Surtout que pour la première fois, ce sont des vraies médailles en cristal qui étaient distribuées.

Malgré cette fin en eau de boudin marquée par cette blessure, quel bilan tirez-vous de cette saison ?
J’ai connu de belles choses durant cet hiver. J’ai eu quelques résultats qui me permettent de terminer 3e au classement général de la Coupe du monde. C’est assez parlant en termes de régularité. Même si j’ai été parfois déçue de certaines courses, c’est au final une bonne saison avec des hauts et des bas. La veille de ma victoire en Allemagne, j’ai fait une course presque catastrophique. Je me suis sentie un peu au fond du trou mais il faut ça pour digérer et être prête à gagner le lendemain. Ça permet de remettre les pendules à l’heure. C’est un peu comme un roller coaster, tout est très intense. On met tellement de cœur et d’envie, il y a tellement de travail derrière, que si ça ne se passe comme on veut, on a l’impression que ça ne paie pas mais le lendemain il suffit que les planètes s’alignent pour que ça bascule dans l’autre sens.

On sent au travers de vos publications sur les réseaux sociaux que tous les membres de l’équipe de France de télémark sont très soudés.
Sans prétention, je pense qu’on a la meilleure équipe du circuit en termes de « team spirit ». Il y a une super entente entre nous, on aime bien déconner, on fait toujours une grosse soirée en fin de saison. Il existe une vraie communion entre nous, on s’entend très bien entre nations aussi, il y a une sorte d’entraide. Par exemple, au moment de ma blessure, il n’y avait pas de médecin français, c’est le staff suisse qui a fait en sorte que les urgences soient prévenues, et un médecin de l’équipe allemande qui m’a permis d’avoir un rendez-vous pour mon IRM. Ce sont de petites choses mais il y a une vraie amitié entre coureurs, même si on ne va évidemment pas se faire de cadeaux sur la piste. J’ai reçu beaucoup de soutien de leur part, beaucoup sont venus vous voir. Une coureuse étrangère a même versé quelques larmes avec moi.

Le télémark est un monde à part ?
Oui, déjà on n’est pas très nombreux donc on court tout le temps tous ensemble, filles et garçons, sur un même site car ça coûterait trop cher d’organiser les épreuves sur 2 lieux différents. Tout est partagé entre nous : les entraînements, les reconnaissances, les courses (les filles courent d’abord et les garçons juste après). Mais on y gagne : ça crée un vrai équilibre dans l’équipe, et c’est ce qui constitue la force de notre sport. C’est ce qui a fait que j’y suis restée quand j’étais ado. Je venais du ski alpin que j’ai arrêté vers 15 ans parce qu’il n’y avait pas une bonne ambiance à ce moment-là. C’était même malsain, je ne m’y retrouvais plus, je n’avais plus le plaisir d’y aller. J’ai approché le télémark en arrivant au lycée de Chamonix, et là j’ai découvert un entourage bienveillant et plus sain. Je me suis dit : « wahou, c’est pas mal. » Je suis de Morillon et j’ai été accueillie au club de Samoëns. Ça a commencé comme ça, j’ai découvert un autre monde, moins de monde, moins de moyens aussi, ça me correspondait plus ! Alors bien sûr, il y a de la concurrence entre nations, parfois des contestations sur des décisions de jury, ce n’est pas tout beau, tout rose mais il y a moins de pression médiatique, moins d’argent clairement, un côté plus terre à terre. Après, il ne faut pas se mentir : avoir plus de moyens et plus de médias nous faciliterait aussi les choses.

En termes financiers notamment ?
Oui, clairement, j’ai pu réaliser ce parcours car j’ai des partenaires fidèles qui me suivent depuis longtemps et si financièrement j’ai pu tenir, c’est grâce à eux notamment Samoëns et la station du Grand Massif. Quand on fait du télémark, hormis mon matériel qui est pris en charge par plusieurs équipementiers, tout le reste (déplacements, logement, entraîneurs), soit entre 8 000 et 10 000 euros par saison, est à notre charge. On paie tout. Après, ce sport m’a tellement apporté, il m’a fait grandir, je n’aurais jamais pu devenir cette personne-là sans ça. J’ai vécu des choses hors du commun, je ne regrette absolument pas. On est à 300 %, on vit tout cela à fond, complètement en décalage avec la vraie vie. Mais c’est un peu l’aventure de ma vie.

Une aventure qui va se poursuivre ?
En fait, je pensais arrêter ma carrière à la fin de cette saison et le fait de m’être blessée change la donne. Je ne me vois pas suivre 9 mois de rééducation poussée pour revenir à un certain niveau si c’est pour ne pas repartir pour une saison. Après la rééducation, il y aura la réathlétisation et j’ai envie d’y aller à 300 %. J’ai 12 ans de carrière, cela fait 8 ans que je ne fais que ça l’hiver, je ne me suis jamais vraiment blessée jusque-là et je ne me vois pas arrêter là-dessus.

Au grand dam de votre compagnon peut-être ?
Il a été un peu surpris quand je lui ai annoncé… Heureusement qu’il est là, il reste mon premier soutien. Mais la blessure, ce n’est pas un truc qu’on anticipe. En fait, j’avais décidé en décembre que ce serait ma dernière saison, je l’avais gardé pour moi. Je commençais à être lassée de mener une double vie. Comme on n’est pas pro, on a tous un métier ou des études à côté. Cela fait beaucoup de choses à gérer et les semaines sont souvent très chargées, et j’avais envie de plus de temps pour moi.

Tout cela est remis en cause par la blessure, ne faut-il pas prendre cette blessure comme un signe du destin ?
Je suis assez tranquille avec ça, c t dur sur le moment faire une croix sur les Mondiaux. Surtout que pour la première fois, ce sont des vraies médailles en cristal des Mondiaux qui étaient distribuées

Espérez-vous toujours que le télémark devienne un jour une discipline olympique ?
J’y ai cru pour les JO de 2018 car on avait déposé des dossiers auprès du congrès de la FIS (fédération internationale de ski) qui avait validé l’épreuve du parallèle. En plus, on avait été en démonstration aux JO de la jeunesse à Lillehammer en 2016. Après, c’est le CIO qui choisit, mais bon le CIO, c’est une histoire de lobby et d’argent et donc il y a peu de chances que notre sport passe. Si on pouvait bénéficier de plus de médiatisation sur la chaîne L’Équipe, comme c’est le cas pour d’autres sports, je suis sûre qu’on créerait une audience car c’est un sport hyper cool à regarder. Les Américains, les Japonais et les Canadiens ne viennent pas participer à toutes les épreuves dont la plupart se déroule en Europe. Et ça, ça pèse pour la décision du CIO. Ce serait un rêve, mais même si l’Italie terre d’accueil des prochaines JO en 2026 est un pays ouvert au télémark, je n’y crois plus trop. L’espoir est retombé.

Propos recueillis par Sylvain Lartaud

Quitter la version mobile