Huitième et meilleure Française de la première édition de Paris-Roubaix féminin, Audrey Cordon-Ragot (Trek-Segafredo) espère faire au moins aussi bien cette année. Pour SPORTMAG, elle évoque cette course mythique, ses objectifs, et la nécessité de faire bouger les choses dans le cyclisme féminin.
Quels souvenirs gardez-vous de la première édition féminine de Paris-Roubaix, l’an passé, sur laquelle vous aviez brillé à titre personnel (8e), et où votre coéquipière chez Trek-Segafredo Lizzie Deignan s’était imposée ?
J’en garde un merveilleux souvenir. C’est vrai que c’était très important pour l’équipe de bien figurer sur ce premier Paris-Roubaix. On l’avait vraiment préparé à fond, à 200%, et c’est vrai que pour l’équipe – et quand je parle d’équipe, je parle des coureurs mais aussi du staff – c’était hyper important de briller ce jour-là. Qu’on puisse le faire, qu’on puisse le réaliser, c’est vrai que c’est un grand moment de ma carrière.
C’est vraiment une course particulière. L’avez-vous abordé de manière différente par rapport à une autre course ?
Oui, parce que j’avais fait quatre recos (reconnaissances du parcours, ndlr), ça n’arrive que très, très rarement d’en faire autant avant une course. Par exemple, sur les courses en Belgique, on a tendance à faire une ou deux recos maximum. Là, on avait eu le temps de vraiment s’y préparer. J’avais abordé cette course de manière à connaître le moindre recoin de ces routes du Nord. Et puis je l’ai aussi abordée avec une pression un peu particulière, sachant que c’était le premier Paris-Roubaix. On avait lutté pour pouvoir prendre le départ de cette course, et on avait envie de prouver qu’on avait notre place, et qu’on savait courir sur les pavés, tout simplement. C’est vrai qu’il y avait beaucoup de pression, de la part de l’équipe, mais aussi venant de moi-même.
En plus, pour une première, les conditions étaient dantesques. De quoi rendre la course encore plus difficile…
Je crois que on ne peut pas dire qu’on a triché ! On est allé au bout des choses, et les intempéries ont rendu cette course encore plus belle. Moi, j’étais encore plus heureuse d’avoir ce temps-là, car c’est une météo que j’affectionne. Et ça a rendu la course encore plus symbolique, encore plus mythique.
« L’an dernier, rien ne s’est passé comme prévu »
Par rapport à ce qui avait été imaginé avant le départ de la course, lors du briefing, est-ce qu’il y a quand même eu des choses qui se sont déroulées comme ce qui avait été prévu, ou est-ce que sur Paris-Roubaix, c’est de l’adaptation permanente ?
En réalité, tout ce qu’on avait prévu au briefing, rien ne s’est passé comme ça. La seule chose qui s’est déroulée comme on l’avait prévue, c’était pour moi. Mon rôle dans la course était de protéger Elisa (Longo Borghini) et Ellen (van Dijk) le plus longtemps possible. Et c’est ce qui s’est passé. Quand il y a eu cette grosse chute avant même le premier secteur pavé, je les ai attendues pour pouvoir les ramener à l’avant de la course. A partir de ce moment-là, rien ne s’est passé comme prévu, puisque nos deux leaders se sont presque transformées en deux coéquipières. Lizzie (Deignan) étant devant, derrière, on devait faire le boulot. On ne s’est jamais dit que Lizzie allait aller au bout quand elle est partie si loin de l’arrivée. Comme quoi Paris-Roubaix est vraiment une course unique, très ouverte tactiquement. Rien ne se passe comme prévu.
Est-ce qu’il y a quand même eu la notion de plaisir dans cette course, malgré les conditions, ou est-ce que c’est de la survie ?
Je pense que j’ai réussi à prendre du plaisir. C’est difficile à dire pendant la course parce qu’on est tellement concentré qu’on a très peu de sentiments qui prennent le dessus. On est vraiment concentré sur ce qu’on a à faire, mais c’est vrai que si, maintenant, je fais marche arrière et que je repense à cette course, c’est évident, j’ai pris énormément de plaisir. Il y avait énormément de monde sur la route. Ça a vraiment été un moment très spécial de ma carrière, mais sur le coup, c’est vrai qu’on a du mal à se rendre compte de ce qui se passe.
J’allais justement vous demander si c’est un souvenir, ce premier Paris-Roubaix, qui restera gravée dans votre mémoire, même des années des années plus tard…
Oui, définitivement. Parce que ce jour-là, je pense qu’on a écrit l’histoire. On a écrit le premier chapitre d’une longue histoire sur Paris-Roubaix féminin, et être la première à fouler ces pavés en course, c’est quelque chose qui est gravé à jamais. Et c’est sûr que j’espère pouvoir le raconter à mes arrière-petits-enfants et leur dire qu’on a ouvert le grand livre de Paris-Roubaix féminin, et ça, c’est quelque chose d’unique.
« Il ne faut pas oublier les courses mythiques du cyclisme féminin »
Il aura fallu attendre 125 ans après la création de la course masculine. Ça prend du temps, mais le calendrier féminin devient de plus en plus prestigieux ces dernières années…
Oui, c’est vrai qu’on a de très belles courses qui arrivent à notre calendrier tous les ans, depuis quelques années maintenant. On a cette chance-là. Malgré ça, je tiens à dire qu’on a quand même un calendrier avec des courses mythiques que je qualifierais même de monuments du cyclisme féminin, et qui existent depuis des années. Il ne faut pas les oublier, parce que sans ces courses-là, on n’est serait pas où on en est aujourd’hui. Je pense notamment au Trofeo Alberto Binda, qui se déroule toujours le week-end de Milan-San Remo, et qui est pour moi un des monuments du cyclisme féminin. Aujourd’hui, on est sur un circuit féminin qui évolue, avec des courses prestigieuses chez les hommes qui arrivent chez les femmes. Mais si on parle de courses prestigieuses chez les femmes, je pense aussi à ces courses-là, qui existent depuis longtemps et qui sont, à mon avis, les vrais monuments du cyclisme féminin.
Après votre belle huitième place en 2021, quel sera votre objectif sur Paris-Roubaix cette année, en sachant que votre coéquipière Lizzie Deignan ne sera pas là pour défendre son titre ?
J’espère déjà faire au moins aussi bien. Faire un Top 10 sur Roubaix, c’est l’objectif minimum. Et puis, l’objectif ultime, c’est de monter sur le podium. Je sais qu’il y aura pas mal de filles avec le même objectif, mais on a une équipe solide, avec des filles qui ont l’expérience de Paris-Roubaix l’an dernier. Même si on n’a pas Lizzie, on aura les filles présentes sur la course l’an dernier. On peut s’attendre à renouer avec la victoire sur cette édition 2022, ça va être l’objectif de l’équipe. Maintenant, avec qui ? Je pense qu’on ne peut pas franchement le dire à l’avance, quand on sait comment cela s’est passé l’année dernière. C’est difficile à dire, mais pour ma part, c’est sûr que d’aller chercher le podium à Roubaix, c’est vraiment l’objectif ultime et ce sera le premier objectif de ma saison cette année.
« Les primes dans le cyclisme ne sont pas très élevées »
L’an dernier, les primes, peu élevées, avaient beaucoup fait parler. Est-ce qu’entre vous, au sein du peloton, vous aviez évoqué cela ? Et avez-vous été révoltées, où est-ce que l’important était ailleurs ?
Je pense que sur cette première édition, ce n’était pas le plus important. On a toutes été choquées, c’est clair, mais le plus misérable dans l’histoire, c’est que nous sommes habituées… Donc ça nous choque plus ou moins, dans le sens où ce n’est pas mieux qu’une autre course, ni moins bien qu’une course. On a peu de courses, finalement, qui s’alignent sur les prix des hommes. Après, est-ce que c’est une bonne chose de s’aligner sur les prix des hommes ? Est-ce qu’on le mérite ? Il y a plein d’opinions différentes. Ce que je crois, c’est que les hommes méritent mieux et nous, on mérite mieux aussi sur une telle course. C’est là où le bât blesse finalement, les primes dans le cyclisme, en règle générale, ne sont pas très élevées. On ne se compare pas avec le football, le tennis et ces sports-là, mais quand on sait les sacrifices qu’il faut faire pour être au départ de Paris-Roubaix, jouer les premiers rôles, et qu’on voit les primes même chez les garçons, on se dit que ce n’est pas assez, à la fois chez les femmes et chez les hommes.
Concernant les prix gagnés sur les courses, il y a aussi du travail. Ellen van Dijk partage régulièrement ses récompenses, et on est souvent dans l’extrême cliché…
Oui, c’est certain. Après, c’est vrai qu’on le prend sur le ton de la rigolade, parce qu’on est habitué à ce genre de choses. On a des aspirateurs, des micro-ondes. Moi, j’ai déjà eu un aspirateur, et c’est vrai qu’on se dit sur le coup : mais ils se foutent de notre gueule ? Mais comme on est habitué, ça ne nous choque même plus. Et finalement, est-ce qu’on ne se dit pas que si le sponsor qui offre le cadeau n’était pas là, la course n’existerait pas ? C’est un peu la mentalité du cyclisme féminin aujourd’hui. Il faut que ça change. On se contente de ce qu’on a, alors qu’on devrait être plus intransigeantes parce qu’on fait les efforts qu’il faut pour être au top niveau. Tous les ans ça roule plus vite, tous les ans c’est plus impressionnant. Tous les ans, on voit le niveau augmenter et malgré ça, il y a plein de trucs qui ne changent pas en même temps que nous. C’est ça le problème. On ne devrait pas se contenter de ce qu’on nous donne, mais demander plus. La mentalité des jeunes qui arrivent au plus haut niveau doit nous permettre d’évoluer vers ce changement-là.