Tony Estanguet se confie à SPORTMAG à 6 mois des Jeux

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Il a eu droit à une standing ovation du public de l’Institut Lumière à Lyon où une soirée du festival Sport, Littérature et Cinéma (qui se tient jusqu’à dimanche) lui était consacrée. Six mois avant le début des JO de Paris 2024, le patron de l’organisation s’est confié dans un échange en toute décontraction avec les spectateurs.

Parlons d’abord par votre carrière de céiste et votre après-carrière. Comment avez-vous vécu ce moment ?

J’ai vécu une histoire incroyable, d’abord de famille : j’ai commencé le sport dans un contexte familial, mon frère aîné (Patrice) a été médaillé olympique avant moi (NDLR : médaille de bronze aux JO d’Atlanta en 1996). Pendant longtemps, j’ai nourri l’espoir puis le rêve de moi aussi réussir à devenir un athlète de très haut niveau : j’ai vécu 4 Olympiades (2000, 2004, 2008 et 2012) qui ont été dans ma vie quelque chose de très fort. À force de se spécialiser chaque jour, on peut se demander comment on peut progresser chaque jour et devenir meilleur dans son sport. On a l’impression qu’après 20 ans de pratique, on ne sait faire que ça. Et moi, je savais plutôt bien faire du canoë. Mon obsession quotidienne, c’était de savoir comment je continuais à gratter des petits détails, réaliser des petits gestes qui me permettent d’encore faire la différence. J’ai été en duel à la fois avec mon frère parce qu’il n’y avait qu’une place par pays pour participer aux JO et il fallait d’abord que j’élimine mon frère pour réussir à y aller, ce sont des émotions pas simples à gérer, et on est toujours copain et on est toujours frères, et ça s’est bien terminé puisqu’il est devenu mon entraîneur sur la fin de ma carrière ; et en duel aussi avec le Slovaque Michal Martikan. Et puis, quand la question s’est posée de l’arrêt de ma carrière, j’avais envie de me prouver que j’étais capable de faire autre chose. Le blues d’après-carrière a été très court, j’ai eu la chance de terminer sur une victoire (aux JO de Londres en 2012). J’avais 34 ans, on me surnommait Papy, j’étais le plus vieux du circuit. Il était temps de passer à autre chose. Gagner mes derniers JO m’a aidé car en sortant par la grande porte, c’est plus facile pour la reconversion. J’ai pu rentrer au CIO, c’était un enjeu pour moi de rester dans le monde du sport et au contact des JO. Les Jeux olympiques ont changé ma vie et j’avais envie de m’impliquer dans cet univers-là avec une autre casquette.

Comment s’est fait votre cheminement jusqu’à la présidence de l’organisation de Paris 2024 ?

J’arrive à entrer au CIO, aidé par Jean-Claude Killy, dont il était encore membre. Il avait été triple champion olympique à Grenoble en 1968, puis président du Comité d’organisation d’Albertville 1992, et pendant 2 ans, il m’a donné les codes. Pendant 8 ans, je suis dans ce qu’est un peu l’organisation du sport mondial. Au contact des fédérations internationales, des comités nationaux olympiques, j’intègre l’agence mondiale antidopage pour 4 ans. Cela me permet de bien comprendre comment le sport international est régi et les enjeux économiques, la partie politique également. Tout ça, je le découvre. J’ai adoré ouvrir ces champs autour de moi, rencontrer des acteurs des différents continents. Ce qu’il y a de magique avec le sport, c’est que même si on ne parle pas la même langue, on se retrouve sur des valeurs qui sont fortes. On n’a pas besoin de se comprendre pour partager des émotions qui sont incroyables. Assez vite, ce projet olympique français est arrivé, je venais d’arrêter ma carrière, j’étais membre du CIO, j’avais du temps. L’État a décidé de recandidater après quelques échecs (notamment en 2012) et ça a été une aventure personnelle incroyable : me retrouver dans cette aventure humaine d’aller chercher les Jeux.

Vous aviez vécu de près la déception de 2012 ?

J’ai fait au dernier moment partie de la délégation d’athlètes qui sont allés à Singapour en 2005 pour accompagner l’équipe d’organisation de Paris 2012. Mais je n’avais pas de rôle opérationnel dans cette aventure mais j’ai été marqué par ce qui s’est passé : on rêvait tous d’avoir ces Jeux en 2012. Moi, j’espérais terminer ma carrière en France. En 2014, on m’appelle et on me dit : « on est en train de créer une petite équipe, est-ce que tu accepterais d’en faire partie pour donner un ADN sportif à ce projet ? » Thierry Rey a joué un rôle important, il était conseiller sportif du Président de la République François Hollande. Mon rôle au début était de bâtir un projet avec des athlètes pour porter la candidature autour du sport français.

Pour que ce ne soit pas uniquement un truc de bureaucrates ?

Oui même si on a besoin de tout le monde : je ne dénigre personne parce que je me rends compte de la complexité.  Ce n’est pas simple d’organiser les Jeux. On a besoin des différents acteurs, des entreprises qui financent – dans notre modèle économique, 97% du coût de l’organisation est porté par de l’argent privé – mais aussi de l’État, des collectivités locales qui rendent les choses possibles. C’est ce qui me fascine, et je ne me rendais pas compte quand j’étais athlète ; quand on regarde l’arrière du décor, on voit que c’est une belle machine qui mobilise le meilleur d’un pays : des acteurs publics, des acteurs privés, des acteurs du monde du sport qui sont obligés de travailler ensemble pour avancer. Encore une fois, ce n’est pas toujours simple d’aligner les planètes. Mais quand on y arrive, on peut réaliser dans ce pays des choses exceptionnelles.

« Je ne m’attendais pas à ce défi permanent de devoir expliquer, rassurer, convaincre »

Dans quel état êtes-vous actuellement ?

On est portés par une détermination sans faille. Cela fait presque 10 ans qu’on travaille sur cette aventure : on a sillonné la France et le monde. Notre objectif, c’est de montrer une France qui surprend. On a essayé de faire preuve d’audace dans cette aventure en prenant des décisions qui peuvent surprendre mais c’était important de montrer la créativité française. On sera les 33es Jeux de l’histoire, c’est la première fois qu’on va organiser les Jeux paralympiques d’été, c’est très excitant et il faudra garder des images de ce que l’on aime dans le sport, du spectacle sportif et des performances, et aussi des choses différentes des précédents JO. Il y a des critiques, des polémiques, des inquiétudes ; certaines sont légitimes, d’autres moins. Je ne m’attendais pas à ce défi permanent de devoir expliquer, rassurer, convaincre. Quand c’est la tempête, je m’appuie sur ce que j’ai vécu quand j’étais athlète : on dresse le bilan à la fin. On ne doit rien lâcher, on doit être ambitieux, audacieux en s’appuyant sur ses points forts. Avoir été athlète, ça m’aide. Je sais qu’on (il prend une pause) ne fait rien de grand et de fort sans prise de risques. On assume les quelques décisions qui surprennent : la cérémonie d’ouverture pour la première fois dans la ville, ce n’est pas un choix de facilité mais c’est montrer une France qui s’appuie sur un décorum exceptionnel ; 1,5 milliard de personnes vont regarder cette cérémonie. Beaucoup de gens ont hâte de voir Paris : Paris fait rêver, la France fait rêver aux quatre coins du monde et on a envie d’offrir aux gens qui vont regarder ce décor exceptionnel, on a décidé tant pour les cérémonies que pour les compétitions d’aller dans des lieux emblématiques du patrimoine français et de lier le sport et la culture (au grand palais éphémère sur le Champ de Mars, le Château de Versailles, les Invalides, place de la Concorde, les Grand Palais, le Trocadéro). Ce n’était pas un mariage facile parce qu’on organise des Jeux dans la ville dont on vient perturber le quotidien de celles et ceux qui travaillent, qui vivent et vont voir tout d’un coup débarquer 200 pays, 15 000 athlètes (10 500 sur les jeux olympiques et 4 400 sur les jeux paralympiques), 20 000 journalistes et de millions de visiteurs. Mais ça va être une fête incroyable : quand on a vu les Jeux, on a hâte de voir ce que ça va donner dans notre pays.

Qu’est-ce qu’il vous tarde de vivre ?

Il me tarde de voir comment les Français vont réagir avec ces Jeux. J’ai envie de voir ça. Cela fait 10 ans qu’on prépare une belle fête et je suis excité à l’idée de voir ce que ça va donner pendant les Jeux et si ça va bien matcher entre ce qu’on aura préparé et ce que les gens vont vivre.

97% de financement privé, vous tenez le coup là-dessus ?

Oui, on tient le coup. On est sur cette équation-là. Sur le calendrier des travaux, nous n’avons pas été épargnés avec des chantiers qui ont dû être arrêtés plusieurs mois à cause du Covid, des conflits internationaux qui ont fait que les matières premières ont été compliquées à trouver. Les infrastructures seront prêtes début mars comme c’était prévu en 2018. Il y a de la vie dans ce pays. Moi, ça m’oblige à être bon. Je sais que rien ne nous sera pardonné. La moindre erreur sera fatale. Dans notre société, tout va très vite : les polémiques sont dures. J’essaie de prendre du recul, de ne pas trop aller sur les réseaux sociaux parce que c’est violent et ça ne m’aide pas à mener ma mission à bien. Même s’il ne faut pas avoir des œillères. Mais on a des indicateurs qui nous confirment qu’il faut avancer. Il y a eu des polémiques sur la billetterie mais on a vendu 8,5 millions de billets en quelques mois, dont plus d’1 million de places pour le foot, c’est colossal.

Le crédo de Paris 2024, c’est l’aspect environnemental et organiser des Jeux propres.

Oui, on a mis l’ambition environnementale très haut : ce projet, il est né en 2014-2015 au moment de l’accord de Paris sur le climat (adopté en décembre 2015) avec des engagements forts de la société et des politiques de réduire pour 2030 les émissions carbone. Nous, on s’est dit : « chiche, on prend en référence Londres 2012 et on réduit de moitié les émissions de CO2 ». Tout a été bâti, construit autour de cet enjeu : sur les infrastructures (95% qu’on va utiliser pour les Jeux sont existantes), les transports, sur l’énergie (100% de l’électricité sera d’origine renouvelable), les repas. On s’est obligés à aller le plus loin possible sur chacun des paramètres : on peut rester très ambitieux pour que ce soit une fête exceptionnelle, il faut qu’on ait les poils (qui se dressent), qu’on vive des émotions, que les gens se disent on est fiers d’être Français, c’était un beau spectacle, mais on doit aussi s’engager sur des Jeux qui se soucient de l’impact, comment tout ça va être livré. Pour le moment, ces deux enjeux avancent en parallèle et à la même vitesse.

Toute cette question sociétale, ce n’est pas votre métier. Comment avez-vous fait ?

On a en France des experts, des ingénieurs qui ont des compétences remarquables, des grands préfets, des grands Énarques qui ont des compétences très fortes sur la sobriété environnementale et budgétaire. Ce n’est pas mon métier et je ne suis pas arrivé en voulant faire la leçon aux uns et aux autres : j’ai été tout de suite très bien entouré par des gens qui ont organisé de grandes compétitions. Oui, il y a des sportifs dans l’organisation à des postes importants car c’était important pour moi qu’il y ait un ADN sportif. Mais on a aussi des experts qui ne viennent pas du monde du sport et qui apportent ce qu’ils ont à apporter. Moi, je reste à ma place. Je n’étais pas président du Comité d’organisation au début, j’étais en charge du sport puis de l’international et petit à petit je me suis retrouvé à la tête du projet. Et j’ai appris au travers d’un apprentissage accéléré.

L’une de vos décisions qui a surpris au début portait sur le choix d’accueillir certaines disciplines et pas d’autres.

Ça, ça a été notre décision : on avait la possibilité de mettre 4 sports en plus des 28 officiels déjà au programme des Jeux. On a fait un appel à candidature, 19 fédérations ont candidaté et on a choisi des disciplines qui, selon nous, permettent de toucher des communautés de sportifs qui n’étaient pas représentés dans les 28 sports au programme : le breaking, l’escalade, le skate et le surf. On a estimé à l’inverse que d’autres sports, pourtant très développés, étaient déjà représentés : le karaté, il y a déjà des sports de combat, le squash aussi des sports de raquette. C’est un éclairage, c’est pour une édition.

À Munich en 1972, il n’y avait que 14 % d’athlètes femmes. La part est montée à 48 % à Tokyo en 2021 et là vous visez les 50 % ?

Oui et on a maintenant cet engagement validé par le CIO qu’il y aura autant d’athlètes hommes et femmes au départ des JO. Ce sera la première fois qu’il y aura la parité totale. Ce sera aussi la première fois que la France va organiser des jeux paralympiques. On ne pas se le cacher, c’est un événement qui est moins connu et qui intéresse moins. Quand on sonde l’opinion, il y a très peu de Français qui sont capables de citer un athlète paralympique, peu connaissent Marie-Amélie Le Fur (athlétisme), Lucas Mazur (badminton), Alexis Hanquinquant (triathlon), Marie Patouillet (cyclisme), Sandrine Martinet qui sont pourtant tous médailles d’or, d’argent ou de bronze aux Jeux paralympiques. Ils dominent leur sport et s’entraînent tous les jours, parfois deux fois par jour, avec autant de mérite, parfois plus car c’est un peu plus galère de trouver des infrastructures, un accompagnement, un soutien financier. Quand on les rencontre, ils ont toujours la pêche, ils sont plein d’énergie, c’est une leçon de vie à chaque fois.

Est-ce qu’à 6 mois de Jeux vous dormez bien ?

Je peux vous dire qu’en général le soir je suis bien crevé et je tombe comme une mouche. Je dors plutôt bien, j’ai de la chance, et c’était déjà le cas quand j’étais athlète, je n’ai pas de problème de sommeil. Bien sûr, la préoccupation de la situation internationale fait qu’on se demande si tout le monde aura la tête à faire la fête cet été. Côté organisation, on travaille dur depuis longtemps, je n’ai pas d’inquiétude majeure. Je pense que la France va épater, on va livrer de très beaux Jeux. Les sportifs français sont en train de se préparer, je pense qu’on a une génération d’athlètes chouette à suivre et qui va aussi nous surprendre. J’espère que la France va battre son record de médailles (43 médailles à Pékin 2008 et 15 médailles d’or à Atlanta 1996). Mon inquiétude, c’est surtout de savoir si on va vraiment s’autoriser à profiter de ce moment. J’espère que pendant les Jeux on ne va parler que des athlètes et que de sport. Si on parle de nous, ce n’est pas bon signe. L’objectif, c’est de pouvoir célébrer le sport et les athlètes. Après, on se dit toujours : est-ce qu’on a oublié un truc ? Bon, on a bien fait le tour de la question mais on remet à jour régulièrement. On est en permanence en train de se challenger les uns les autres dans l’équipe, à lister tous les risques et on fait des exercices de simulation pour pouvoir réagir dans les meilleures conditions. On essaie de contrôler le maximum de choses mais on sait aussi qu’il va falloir s’adapter, prendre des décisions jusqu’au dernier moment parce qu’on ne peut pas maîtriser tout ce qui va se passer, y compris pendant les Jeux. En cela, le sport est un bon moyen : on a tendance à dénigrer tout ce qu’on apprend dans le sport. On est souvent confronté à ses propres émotions, à des difficultés parfois hyper riches. J’ai beaucoup appris durant ma carrière et aujourd’hui, je « réutilise » beaucoup ces moments-là.

Après les Jeux, vous visez quoi ? La politique ? Est-ce que le poste d’Emmanuel Macron pourrait vous intéresser ?

(rires) Ah carrément ! L’après, ce n’est pas facile. Mon destin est lié à ce projet et à la réussite de ce projet. Pour le moment, j’ai intérêt à mettre toute mon énergie dans la réussite des Jeux. Si ça se passe bien, ce sera plus facile de rebondir. Pour faire quoi ? Je ne sais pas encore, c’est trop tôt pour moi. Pas forcément de la politique, pas forcément non plus dans le sport. Si cela ne se passe pas bien, il faudra partir et vraiment faire autre chose (rires).

Propos recueillis par Sylvain Lartaud

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