Aventurier et navigateur hors du commun, le franco-suisse Yvan Bourgnon s’est fait connaître par ses nombreux exploits en solitaire. Il a notamment réalisé un tour du monde et la traversée de l’océan Arctique à la voile sur un catamaran de sport de 6 mètres, non habitable et sans GPS. Détenteur également de plusieurs records, comme ceux de la traversée de la Méditerranée et de la Manche, il se lancera en 2026 dans un nouveau défi : réaliser en moins de 100 jours le premier tour du monde en solitaire à bord d’un multicoque, à contre-courant des vents et courants dominants. Une nouvelle aventure qu’il décrypte auprès de SPORTMAG.
Qu’est-ce qui vous motive à tenter ce tour du monde en solitaire à contre-courant des vents dominants ?
C’est un projet dans la continuité de ce que j’ai toujours fait ! Je suis quelqu’un qui aime ouvrir de nouvelles voies. En particulier depuis 2010, après avoir fait 15 ans de compétition, j’ai beaucoup cherché à trouver de nouvelles façons de naviguer, découvrir de nouveaux lieux. Je suis quelqu’un qui aime innover et me confronter à de nouvelles difficultés, c’est donc ma première motivation. La deuxième est que je n’ai pas encore fait le tour du monde par les mers du Sud, un peu comme font les skippers du Vendée Globe actuellement. De plus, je suis un enfant du multicoque, j’ai toujours été bercé là-dedans, donc ce défi doit forcément se faire en multicoque. En résumé, si je fais le mix entre le fait que j’adore le multicoque, que j’aime ouvrir de nouvelles voies et que les mers du Sud m’attirent, ce défi correspond parfaitement à ce qui m’intéresse !
Ce projet peut paraître assez fou…
C’est vrai que ça peut paraître un peu fou comme défi ! Mais je considère que celui-ci est moins dangereux pour mon intégrité que ce que j’ai pu faire dans le passé, où j’étais plutôt sur des petits bateaux à faire des défis complètement dingues, en traversant l’océan Arctique ou en faisant le tour du monde. À ces moments-là, je me mettais vraiment en danger. Mais cette fois, je serai sur un gros bateau (le maxi-trimaran IDEC, 32m de long), et je passerai du temps à l’intérieur de celui-ci, donc même s’il venait à se disloquer ou à chavirer, je ne serai normalement pas en danger de mort. Dans ces situations, en général, on se retrouve coincé pendant quelques jours à l’intérieur du bateau, on peut être blessé, mais c’est rare d’être réellement en danger. Évidemment, il faut toujours être prudent et éviter de se prendre un iceberg à pleine vitesse, mais je pense que ce défi est globalement moins risqué que certains de mes précédents. En revanche, au niveau de l’engagement, notamment physique et mental, ça sera un peu hors normes et il faudra une grosse préparation.
“Jamais un voilier n’aura subi autant de difficultés et de chocs pendant une navigation”
Comment décririez-vous les principaux défis techniques et humains de cette traversée ?
On réunit toutes les difficultés qu’on peut retrouver dans la voile. C’est-à-dire des défis techniques au départ, parce que même si le bateau avec lequel je vais partir est résistant, il faut le préparer pour qu’il le soit encore plus que d’habitude. C’est aussi un défi technologique, il faut une fiabilité exemplaire dans la mesure où jamais un voilier n’aura subi autant de difficultés et de chocs pendant une navigation. Ce tour du monde va durer environ 100 jours, durant lesquels il va subir des chocs importants pendant au moins la moitié du temps. Le premier défi a donc été de choisir un bateau adapté, maintenant il faut le rendre encore plus costaud, fiable et résistant.
Ensuite, le défi est effectivement “sur le bonhomme”, puisqu’il faut accepter de prendre des coups et de naviguer contre les vents. On peut faire un parallèle avec un surfeur : s’il prend la vague dans le bon sens il va glisser, en revanche s’il commence à vouloir nager pour remonter une vague de 5 mètres de haut, il va se faire broyer par les rouleaux et vivre l’enfer. Pour nous c’est pareil, les skippers du Vendée Globe ont plutôt les vagues dans le bon sens, mais moi je vais naviguer contre les grosses vagues, contre le vent.
Il faut être armé mentalement à peut-être vivre quelque chose de “hardcore” pendant quelques jours, afin de ne pas naviguer la peur au ventre dans ces conditions. Avec un bateau de 32 mètres tel que le trimaran IDEC, c’est très vite impressionnant face à des grosses tempêtes.
Vous vous attendez donc à des conditions très hostiles…
Oui, même s’il y a une nuance importante à préciser : aujourd’hui, la météo est devenue de plus en plus précise. On arrive donc souvent à contourner certaines zones, grâce aux bateaux qui sont assez rapides, pour éviter le plus dur de la dépression. On va parfois faire un peu plus de route, mais cela permet d’éviter une tempête, ou au moins le plus gros de celle-ci, même si on ne peut pas non plus y échapper à chaque fois.
C’est là aussi différent du Vendée Globe : leurs bateaux vont globalement à la même vitesse que les dépressions, donc ils ont moins besoin de manœuvrer. Alors que dans l’autre sens, les dépressions vont m’arriver dans la figure presque 4 fois plus vite. Cela exige donc une grosse préparation physique, pour être prêt à manœuvrer tout le temps. Mais je suis armé là-dessus, parce que mes défis précédents m’ont habitué à être sur le qui vive en permanence.
Une fois à bord, la gestion des efforts est donc particulièrement importante ?
La pire chose qui puisse arriver dans ce genre d’aventure est de se retrouver dans le rouge physiquement et ainsi subir la situation. Il faut réussir à bien gérer son potentiel et celui du bateau, pour pouvoir être en forme le jour où il y a besoin d’être à 100%. Ça passe par une bonne anticipation, et on a deux outils qui nous aident beaucoup : d’abord, la connaissance météo comme je l’ai dit, qui est très précise sur une semaine. On sait par exemple qu’on va avoir affaire à une grosse dépression dans 48 heures, donc on va s’y préparer et bien dormir avant.
Puis on a aussi les pilotes automatiques qui sont devenus très pointus et qui nous aident énormément. Ils ont beaucoup évolué ces 20 dernières années, et les bateaux qu’on a aujourd’hui sont équipés de pilotes qui barrent mieux que nous. Le bateau que je vais récupérer a 20 ans, mais il est aujourd’hui bien plus fiable que lors de sa fabrication. Ces améliorations nous permettent de ne pas avoir besoin de tenir la barre en permanence, ce qui est essentiel sur ce genre de défi où on est tout le temps mis à rude épreuve. Avant, en étant obligé de barrer 8 heures par jour le bateau, le temps de sommeil était compliqué à trouver.
En conséquence, entre la bonne gestion de la météo et les pilotes automatiques qui barrent très bien, on peut anticiper suffisamment les choses pour être en forme le jour où il y a vraiment une tuile, comme une météo difficile ou la casse matérielle qui peut s’ensuivre. Cette casse peut d’ailleurs prendre beaucoup de temps à réparer, et on peut à ce moment-là, malgré notre anticipation, être un peu dépassé par les événements et accumuler une dette de sommeil importante. Dans ces cas-là, il faut baisser un peu le rythme. L’avantage que j’ai dans ce tour du monde, c’est que je vais inaugurer ce record et être le premier à établir un temps de référence. Ça m’enlève une épine du pied puisqu’il n’y aura pas la pression d’un record existant à battre, il faudra juste finir le parcours. Je pourrai ainsi naviguer avec un matelas de sécurité, pour ne pas casser de matériel.
“Je me donne deux saisons d’hiver pour relever le défi”
Yves Le Blevec (en 2017) ainsi que le duo Romain Pilliard/Alex Pella (en 2021/2022) ont échoué à réaliser ce même projet. Ces échecs vous freinent-ils, où en tirez-vous au contraire des leçons ?
Non, ça ne me freine pas. Il est vrai que ce record souffre de tentatives échouées, ce qui fait peur aux gens. Mais lorsque l’Everest a été gravi pour la première fois par exemple, je ne préfère pas savoir le nombre de tentatives qui ont été faites pour arriver à ce résultat. Ces échecs peuvent faire peur, mais Yves Le Blevec a dit lui-même que le record était accessible. Et le bateau que je vais récupérer est plus large, plus solide que celui qu’il avait en 2017. Il faut de toute façon accepter le fait qu’il y ait eu des échecs, et je me donne deux saisons d’hiver pour relever le défi. Le premier départ se fera lors de la saison 2026-2027 (en novembre 2026 précisément), et si je ne réussis pas, il y aura une deuxième tentative en 2027-2028.
La question sera bien sûr de savoir si la casse matérielle va m’empêcher ou pas d’aller au bout du défi. Mais pour ça, le trimaran IDEC est un bateau extraordinaire, avec un fort taux de fiabilité. Il n’a pas de technologie complexe, c’est le bateau le plus simple, le plus robuste et le plus rapide qu’on puisse connaître aujourd’hui sur la planète.
À suivre dans une deuxième partie…